C'était une matinée banale. Le ciel était d'une couleur blanchâtre, et aucun rayon de soleil ne perçait. Il ne faisait ni chaud, ni froid, et il n'y avait pas de vent. En fait, c'était comme si la forêt était figée dans le temps. Les feuilles des arbres ne bougeaient pas, les oiseaux ne chantaient pas. Les animaux restaient cachés dans leurs tanières, comme effrayés par le fait de devoir sortir.

Ombre Maudite marchait silencieusement dans les bois, tête basse, son regard glacé rivé devant lui. Les ombres des arbres s'étendaient sur le sol d'aiguilles de sapin et se mêlaient parfois à celle du guerrier. Leurs cimes, menaçantes, pointaient vers le ciel, telles des géants de l'ancien temps. Une atmosphère sombre régnait dans la forêt. Le vétéran se mêlait parfaitement au tableau, il était la touche finale. Le décor était placé. La scène pouvait commencer.

Le guerrier du clan de l'Ombre s'arrêta lentement. Une effluve étrangère s'était portée à sa truffe. Une effluve qui venait des immenses plaines de l'ouest. Intrusion. Ombre Maudite changea sa trajectoire et s'enfonça dans les buissons. Les ronces glissaient sur son long pelage gris strié de noir. Il s'arrêta devant une fougère. L'odeur était à son summum. Élimination. Les fougères remuèrent, et une chatte tigrée en sortit. Elle lui rentra presque dedans. En l'apercevant, ses yeux s'agrandirent, et son poil se hérissa. Le guerrier figea son regard dans celui de l'intruse. Elle recula de quelques pas, semblant hésiter entre fuir ou faire face. Les deux chats de clan restèrent ainsi à se toiser pendant de longues et silencieuses secondes, où chacun semblait attendre que l'autre ouvre la bouche le premier. Ombre Maudite ne quitta pas ses yeux une seule seconde, lui imposant le poids du froid glacial de ses prunelles. Finalement, il dit lentement de sa voix sombre et grave :

- La lieutenante du clan du Vent n'a rien à faire sur ces terres.

Le guerrier savait parfaitement qui était cette chatte. C'était Souffle de l'Aurore, la lieutenante du Vent. Comme tous les guerriers de sa tribu, elle était petite et fine, au poils ras. Son pelage était brun tigré, et la couleur de ses iris était d'un beau bleu. Peu importe son identité, songea Ombre Maudite. Si je dois la "chasser", je le ferais.

La lieutenante se redressa pour tenter de faire plus ou moins face à l'immense guerrier, sans toutefois y parvenir. Ombre Maudite ne cherchait pas à s'imposer physiquement. Il avait un minimum de respect pour la hiérarchie et les règles qui dictaient les six clans de la forêt, aussi même si il n'aurait pas de pitié pour la faire partir d'ici (même s'il doutait fort qu'elle refuserait de rebrousser chemin jusqu'à ses frontières), il ne chercherait pas à profiter de son avantage physique pour la dominer alors qu'elle ne semblait pas menaçante. Ses prédictions s'avéraient exactes, puisque Souffle de l'Aurore s'exclama d'une voix qui se voulait diplomate :

- Je m'excuse pour mon intrusion ; je cherchais mon apprenti.

Si Ombre Maudite n'aurait pas été un chat impassible, il aurait haussé un sourcil. Piètre excusesongea-t-il tout en fixant la chatte tigrée. Et puis il se rappela qu'à la dernière assemblée, il avait entendu des chats parler de la disparition d'un des apprentis de la tribu des plaines. Peut-être était-ce l'apprenti de la lieutenante. Il aurait pu lui lancer à la figure une phrase blessante, du genre "Quand on ne sait pas s'occuper d'un apprenti, on s'abstient", mais il n'en fut rien. Le guerrier de l'Ombre n'était pas du genre à juger ou à critiquer les autres. Le clan du vent pouvait bien faire ce qu'il voulait de ses apprentis, tant qu'ils ne s'aventuraient pas sur le territoire de l'ombre (ce qui n'était pas le cas puisqu'aucune intrusion n'avait été détectée ces dernières lunes).

Souffle de l'Aurore fit demi-tour et repartit à travers les buissons. Ombre Maudite la regarda s'en aller. Elle a pris le mauvais chemin, pensa-t-il sans toutefois l'arrêter. Effectivement, une courte minute plus tard, la chatte se retrouva de nouveau devant le guerrier gris. Soupirant, elle lui demanda alors :

- " Ou est le chemin pour aller dans mon clan sil te plait ? "

Au moins, elle garde sa fierté dans sa poche, songea Ombre Maudite. Il passa devant elle sans rien dire, en faisant un mouvement de sa longue queue pour l'inviter à le suivre. Les deux guerriers passèrent alors à travers de nombreux buissons, fougères, dans le silence. Un oiseau poussa un cri. Le vétéran entendit les bruits d'une souris à sa droite. La forêt reprenait peu à peu vie. Il commença alors à sentir une légère brise glaciale, presque imperceptible. Au fur et à mesure qu'ils avançaient, les arbres se faisaient de plus en plus rares, et le vent de plus en plus présent. Ils finirent par déboucher sur une petite falaise qui surplombait la lande du clan du Vent.

Le vent s'engouffrait dans le long pelage du guerrier de l'ombre, qui plissa les yeux en fixant l'horizon. Sans regarder la lieutenante, il lui dit :

- Ne revenez pas en ces lieux. Votre présence couplée de votre excuse ne serait pas passée si cela avait été un des miens qui vous aurait trouvée.

Il tourna alors la tête vers la femelle tigrée, plongeant son regard glacial dans ses prunelles bleues ciel. Il inclina légèrement la tête.