Au fond de l'océan, mort et délaissé,
Où l'innocence brûle dans les flammes
A un million de kilomètres de chez moi, j'avance
Je suis glacé jusqu'aux os, je suis.

Le guerrier de l'Ombre sortit de la tanière des guerriers d'un pas lent, tout en attirant les regards méfiants de ceux qui avaient encore du mal à accepter sa présence au sein du clan. Entre autre, de ceux qui avaient peur. On a peur de l'inconnu, peur de ceux qu'on ne connait pas. Et on a aussi peur de ce qui n'est pas à notre portée, de ce que l'on ne peut pas contrôler. Or Ombre Maudite ne peut pas être contrôlé.

Un soldat livré à lui-même, je ne connais pas le chemin
Je gravis les hauteurs de la honte

Sa carrure digne d'un vétéran de l'ancienne ère s'imposait sur la plupart des chats. Ses muscles gonflés à bloc roulaient sous son long pelage gris rayé, et ses yeux glaçaient quiconque osait les croiser. Lorsqu'il montrait les crocs, on avait un mouvement de recul. Lorsqu'il sortait les griffes, les poils se hérissaient. Et quand il se rebellait face au chef, personne ne pouvait s'empêcher de se demander si les deux sortiraient vivants de la discussion.

J'attends l'appel, la main sur la poitrine,
Je suis prêt pour la bataille,
Et le destin.

Il n'était ici que pour sa sœur. Il ne passait d'ailleurs que très peu de temps au clan. Son âme était celle d'un guerrier, mais aussi celle d'un solitaire. Il passa devant les curieux sans un regard, regardant droit devant lui. Il ignora le tas de gibier qui était pourtant assez haut pour nourrir tout le clan, et s'apprêtait à s'enfoncer dans le tunnel de ronces qui délimitait le clan, lorsqu'une voix l'interpella.

- Ombre Maudite !

L'interpellé se retourna lentement, et observa sans expression celui qui l'avait appelé. Ce dernier eut un léger mouvement de recul lorsque les yeux bleus glacés du guerrier se plongèrent dans les siens. Ombre Maudite l'observa avaler sa salive, chercher ses mots, et enfin réussir à dire d'un ton pas très rassuré :

- Pluie Chromatique m'a demandé de te dire que tu devais participer à la patrouille du soir...

Le vétéran resta immobile pendant quelques secondes, avant de remuer les oreilles et de hocher la tête, puis de s'enfoncer dans le tunnel de ronces. J'aurais dit quelque chose qu'il se serait évanoui, songea Ombre Maudite en trottinant dans le tunnel de ronces. Il comprenait qu'il effrayait pas mal de chats de son clan, et il savait qu'il ne faisait rien pour arranger les choses. Mais il avait passé plus de dix lunes avec pour seuls compagnons le vent, la pluie et la saleté, que pouvait-il bien faire ? Il finit par arrêter de penser à ça, haussa les épaules et s'enfonça dans les sombres bois qui entouraient le campement.

Le son des armes qui s'entrechoquent est gravé dans ma tête
Le fracas des tambours dirige
Le rythme des chutes, le nombre de morts
Le soulèvement des cors, en avant

Un petit mulot courait parmi les aiguilles de pins qui recouvraient le sol. Ombre Maudite bondit et lui brisa la nuque d'un coup de crocs, avant de l'enterrer dans le sol et de partir en quête d'une autre proie. La pinède était silencieuse, pas un seul oiseau ne chantait. Le feuillage des arbres cachait presque entièrement le ciel, donnant une atmosphère presque étouffante aux bois. Tout en marchant silencieusement, le guerrier de l'ombre laissait ses souvenirs se rappeler de son enfance. Il avait fait tant de choses dans cette pinède, apprenti. Soudain, une odeur vint chatouiller sa truffe et le sortir de son esprit. Il releva la tête et huma l'air. Un chat de son clan se trouvait pas loin. Sitôt qu'il avait pensé cela il l'oublia aussitôt. Les guerriers de l'ombre pouvaient bien faire ce qu'ils voulaient, il s'en fichait. Il continua sa route, pensant s'éloigner de l'odeur, mais au contraire il s'en rapprocha.

Il finit par déboucher sur une petite clairière déboisée où la lumière avait un peu d'accès. Son regard fut attiré par une forme féline au ras du sol. Une chatte entièrement noire aux yeux bleus turquoise l'observait. Ombre Maudite s'arrêta, et toisa la féline pendant quelques longues secondes, avant de passer à côté d'elle sans un regard pour traverser la petite clairière et ainsi rejoindre les bois.

Ombre Maudite ne fit pas trois pas qu'il sentit une pression sur le bout de la queue. Il se retourna, lentement, et vit que la chatte qu'il avait contourné lui marchait dessus. Il plissa les yeux, se demandant si elle n'avait rien d'autre à faire que de le déranger, et s'apprêta à la dégager sèchement lorsqu'une odeur étrangère se porta à sa truffe. Il tourna aussitôt la tête, aux aguets, les oreilles dressées. Quelque chose bougea dans les fourrés, et une masse rousse apparut soudainement. Un renard, pensa le guerrier de l'Ombre, en restant immobile tout en fixant la bête. Il n'était pas bien gros, cela devait être un jeune curieux.

Il sentit à côté de lui la femelle se hérisser. Le renard répondit à la provocation au combat, et se jeta sur la guerrière. Ombre Maudite s'écarta, et se mit légèrement à l'écart pour observer le combat. J'interviendrais si jamais ça se passe mal, songea le vétéran. La guerrière de l'Ombre avait pris le canidé de face. Bondissant plus haut que lui, elle réussit à le plaquer sur le dos au sol grâce à son poids. Le renard couina et se débattit, mais la femelle tint bon, plantant ses griffes à travers sa fourrure, malgré les coups de pattes que lui adressait son adversaire dans le ventre. Soudain, le renard mordit la patte de la chatte, qui fit un bond en arrière. Ombre Maudite vit alors la bête se retourner vers lui, crocs découverts. Le guerrier de l'ombre plaqua ses oreilles en arrière, hérissa son poil ce qui doubla sa taille, et poussa un grognement digne d'un lion tout en s'avançant vers le renard, menaçant. Ce dernier coucha ses oreilles, fit quelques pas à reculons, jeta un dernier regard à l'autre guerrière, puis fila sans demander son reste, la queue entre les pattes.

Ombre Maudite le suivit du regard, et s'apprêtait à le suivre pour vérifier qu'il quittait bien le territoire du clan de l'Ombre, lorsqu'une goutte d'eau s'écrasa sur son nez. Il leva la tête, les yeux plissés, et découvrit que le ciel était rempli de nuages noirs. Il réalisa alors que le tonnerre grondait, et que des éclairs zébraient le ciel. Une voix lui fit baisser la tête.

- Hey, c'est quoi ton nom ?

Le guerrier ne se retourna pas, et fixait toujours les bois lorsqu'il lui répondit de sa voix grave et basse :

- Mon nom importe peu lorsqu'un renard se balade sur notre territoire. Je vais le pister pour voir s'il a bien compris qu'il n'avait rien à faire ici.

Il prit alors la piste que le canidé avait suivit, sans un regard en arrière. Il était presque sûr que la guerrière allait le suivre, ne serait-ce que pour lui parler et ainsi le déranger.

Ombre Maudite marchait d'un pas rapide à travers les fourrés. La guerrière de l'ombre le suivait, environ une queue de renard derrière lui. Aucun ne disait mot, et le silence était de mise entre les deux chats. Quelques oiseaux osaient parfois siffler une courte mélodie, mais c'était tout. Le vétéran regardait droit devant lui, se concentrant sur l'odeur du renard qui se faisait de plus en plus forte. Il ne faisait guère attention à la chatte, qui devait sûrement se mordre la langue de ne rien trouver à dire. Le tonnerre grondait toujours, et de nombreux éclairs zébraient le ciel teinté de violet et de noir.

Soudain, les deux guerriers débouchèrent sur une clairière un peu plus grande que la précédente. La pluie prenait de plus en plus d'ampleur. Ombre Maudite s'aperçut avec mécontentement que le jeune renard n'était plus tout seul, mais qu'il y en avait un deuxième. Le guerrier se rappela alors qu'il y a quelques lunes, une patrouille avait tué une mère qui errait sur le territoire. Ils avaient eu tord en pensant que cela se serait arrêté là. Apparemment, elle aurait mis bas sur le territoire, et maintenant que ses petits étaient assez grands pour s'aventurer en dehors de leur tanière, ils l'exploraient à leur guise.

Un éclair illumina la face des deux guerriers de l'ombre. La femelle noire feula, et un des renards montra les crocs. L'autre s'approchait lentement du mâle gris tigré, son regard vil mais curieux figé dans le sien. Celui ci n'a pas encore vu de chats dans sa vie, songea Ombre Maudite en s'abaissant au sol, les muscles tendus à craquer, prêt au combat. Sinon, il se serait déjà jeté sur moi. Le matou feula sèchement, et le canidé eut un mouvement de recul. Ombre Maudite faisait presque sa taille. Agitant violemment la queue, il bondit sur le côté du renard qui fit un écart, et lui sauta sur le dos en rugissant. Un éclair éclaira son visage. Il planta ses immenses griffes argentées dans sa peau. La bête poussa un cri strident et se débattit comme un lion pour se débarrasser de son agresseur. Pour toute réponse, Ombre Maudite planta ses dents dans sa nuque et serra la mâchoire d'une force presque effrayante. Le sang emplit sa bouche, et des gouttes écarlates l'éclaboussèrent, tâchant son long pelage gris. Il sentit la colonne vertébrale craquer bruyamment sous la pression de ses crocs, et aussitôt le renard arrêta de s'agiter et tituba, avant de s'affaler au sol, le regard voilé. Ombre Maudite lâcha alors prise, et descendit du dos de l'adversaire vaincu. Sa gueule dégoulinait de sang, mais il ne prit pas la peine de le cracher. Son regard glacé passa du corps sans vie au combat qui se déroulait quelques queues de renard plus loin. Enfin, combat.

La femelle avait été plus rapide apparemment, puisque le deuxième renard gisait sans vie derrière elle. Elle essayait maladroitement de s'enrouler une toile d'araignée autour d'une de ses pattes blessées. Alors qu'elle la reposait doucement sur le sol de terre meuble, Ombre Maudite s'approcha d'elle.

- Autre chose à part cette patte ?

demanda-t-il en fixant son regard glacé dans les yeux bleus de la chatte.

Celle ci fuyait son regard. Le mâle cligna des yeux, se demandant pourquoi elle n'osait pas le regarder. Il se rendit alors compte qu'il avait encore la gueule pleine de sang, et qu'il devait également en avoir un peu partout sur lui. J'ai tellement l'habitude de ce goût que je n'y fais même plus attention, pensa-t-il. Il se détourna et cracha sèchement le liquide, éclaboussant la terre de rouge. Il allait lécher une de ses pattes pour se nettoyer le visage, mais ces dernières étaient couvertes de boue et de sang. Bah, tant pis. De toute façon, il supposait que la guerrière n'allait pas s'évanouir à la vue du sang. Et puis il pleuvait toujours ; son pelage allait être lavé. Ombre Maudite n'était vraiment pas un de ces chats à s'occuper de son apparence ; il s'en contrefichait du regard des autres. Son pelage dégoulinait d'eau rougie. Il se tourna à nouveau vers la guerrière et capta son regard, attendant son verdict sur sa santé.